Jacky Ickx n’aurait pas dormi ailleurs. Pendant plusieurs décennies, les plus grands pilotes de l’histoire ont résidé à l’Hôtel de France durant les 24 Heures du Mans, faisant de cet établissement un véritable temple du sport automobile. 

Crédit photo de couverture : Instagram @hoteldefrance – @DR

D’hôtel modeste du pays, à écurie Aston

Rendons à John ce qui est à Wyer : c’est grâce à cet ingénieur et patron d’écurie britannique que ce modeste établissement de la Chartre-sur-le-Loir est devenu une sorte de temple pour les passionnés de la mythique épreuve courue à une trentaine de kilomètres de là, les 24 Heures du Mans. Aston Martin et l’Hôtel de France doivent en effet beaucoup à cette figure du sport automobile. Avec lui, l’équipe anglaise qu’il dirigea de 1949 à 1963, remporta son unique victoire au Mans en 1959, tandis que le petit hôtel de la famille Pasteau lui doit une renommée internationale doublée d’une affection toute particulière de la part des aficionados de la mythique épreuve sarthoise.

Quarante ans avant que Wyer ne choisisse l’Hôtel de France comme camp de base pour son équipe, lors de l’édition 1952 des 24 Heures du Mans, Alexandre et Marie Pasteau avaient ouvert l’établissement dans une petite maison de la Place de la République. En 1922, le café-restaurant ne compte que quelques chambres, mais il s’agrandit sous la direction du fils Pasteau, Raoul, en annexant la maison voisine. Dans les années cinquante, c’est au tour de Noël, petit-fils d’Alexandre et Marie, d’hériter de l’hôtel avec sa femme Raymonde qui fera de l’établissement ce qu’il est aujourd’hui, avec un bon coup de pouce de John Wyer. Alors qu’en 1952, le team manager d’Aston Martin cherche un nouveau point de chute dans la région pour remplacer le château de Beauchamps où l’équipe résidait jusqu’ici durant l’épreuve, il découvre l’Hôtel de France et le trouve idéal pour accueillir son équipe, l’année suivante. « John Wyer cherchait à loger toute son équipe au même endroit, expliquait Noël Pasteau à Ouest-France en 2012. À l’époque, nous avions 42 chambres et des garages de chaque côté. Ma femme et ma mère ne savaient pas dire non aux clients. Alors on a loué des maisons familiales et de nombreuses chambres chez l’habitant. Le village vivait au rythme des 24 Heures du Mans. Chaque victoire remportée était aussi un peu la victoire du village ». Durant la semaine précédant le départ des 24 Heures 1953, Aston Martin prend ses quartiers dans l’hôtel des Pasteau et lui restera fidèle. Il faut dire que l’endroit est accueillant. Réservé pour la semaine, ses chambres sont confortables, sa nourriture est excellente et surtout, très important pour Wyer, ses tarifs sont plutôt raisonnables. Les trois équipages de pilotes (Thompson & Poore, Abecassis & Salvadori, Parnell & Collins) ainsi que les mécaniciens et autres membres de l’équipe vivent et travaillent ensemble, notamment dans le garage de Gaston Fortin, situé à deux pas de l’hôtel, où les Aston Martin DB3S sont réglées sous le regard curieux des badeaux, peu habitués aux rugissements matinaux des six cylindres anglais. L’allée qui longe l’hôtel est également annexée pour stationner les bolides qui sont emmenés sur le circuit du Mans par la route, la trentaine de kilomètres à parcourir s’avérant une excellente opportunité de tester les réglages. « Le long des routes, se souvient Noël, à Parigné, les gens attendaient à une heure du matin le retour des essais. Pour nous commençait alors le repas, jusqu’à 6 ou 7 heures du matin ». Jacky Ickx quant à lui, se souvenait lors de l’édition 2023 de quelques retours du circuit sur les routes sarthoises dans les années soixante : « À 250 km/h, on décollait sur les bosses ! »

 

L'hôtel de France dans les années 50
L'hôtel de France dans les années 50. Crédit photo : Instagram @hoteldefrance, @DR

Hélas, l’édition 1953 restera un mauvais souvenir pour Wyer et Aston Martin, les trois DB3S engagées ayant abandonné. Il faudra attendre l’édition 1959 et la victoire de Shelby & Salvadori sur la DBR1 pour que le bar de l’Hôtel de France ne résonne enfin des cris, rires et chants victorieux de l’équipe de Wyer. Certains des plus grands noms de la compétition vont faire escale à La Chartre-sur-le-Loir : Stirling Moss, Maurice Trintignant, Jack Brabham et bien d’autres ayant ainsi contribué aux grandes heures de l’Hôtel à une époque où lever le coude et faire la fête n’étaient pas absolument incompatibles avec la pratique du pilotage. « Nous étions à peu près les seuls dans la Sarthe à accueillir autant d’écuries de course », évoquait encore l’ancien hôtelier. « Il y a environ 70 photos accrochées dans le bar et tous les pilotes qu’elles représentent ont séjourné à l’hôtel. »

Crédit photo : Instagram @hoteldefrance - Tomi Adeyabo. @DR

D’écurie Aston, à quartier général des 24h

Wyer quitte Aston Martin en 1963, mais reste fidèle à l’hôtel des Pasteau l’année suivante en y installant l’équipe Ford, son nouvel employeur. Exit les DBR1, ce sont désormais les GT40 qui réveillent les autochtones, même si les débuts du modèle en course seront laborieux. Ford ayant finalement confié le développement de la voiture à Caroll Shelby avec la réussite que l’on connait, John Wyer va se consacrer à sa propre écurie, Mirage, avant de retrouver l’Hôtel de France, et la GT40 qu’il engage sous la fameuse livrée bleue et orange de Gulf. Le garage Renault tout proche de l’établissement servira d’atelier pour la préparation des voitures qui vont remporter l’édition de 1968 avec Rodriguez & Bianchi, et la suivante avec Ickx & Oliver dans un final inoubliable.

Au début des années 70, John Wyer engage des Porsche 917, mais les bolides aux couleurs de Gulf qui stationnent devant l’Hôtel de France au milieu des Peugeot 403 et autres Citroën 2 CV impressionnent moins sur la piste, le team John Wyer Automotive Engineering Ltd n’enregistrant qu’une seconde place en 1971 avec la 917K de Müller & Attwood. Cette année-là marquera également la dernière fois que l’on verra partir les voitures de compétition de La Chartre-sur-le-Loir par la route pour se rendre au circuit…

En 1975, l’écurie Mirage de John Wyer prend ses quartiers à l’Hôtel de France. Il y fêtera sa dernière victoire grâce à Jacky Ickx et Derek Bell qui remportent l’épreuve au volant d’une Gulf Mirage GR8. « Tous les ans depuis des années, évoquait encore le petit-fils d’Alexandre Pasteau, Derek Bell et Jacky Ickx viennent à l’Hôtel de France. Toutes leurs victoires, ils les ont eues en résidant à l’hôtel. Jacky disait que ça lui portait bonheur et qu’il n’aurait jamais dormi ailleurs. » Au fil des années, bien d’autres écuries ont occupé les chambres du légendaire établissement, de Triumph à TVR en passant par Chevrolet jusqu’à ce que, pour des raisons pratiques, elles se retrouvent toutes logées plus près ou dans l’enceinte même du circuit.

Autres temps, autres mœurs

Hôtel de France
Crédit photo : Instagram @hoteldefrance, @DR

Les années passent, les équipes ne viennent plus festoyer au bar ni régler leurs moteurs dans l’allée, mais l’hôtel devient un repaire de passionnés de l’épreuve des 24 Heures du Mans. Il attire nombre de clubs de marques automobiles, à commencer par le très british AMOC (Aston Martin Owners Club) et son très exclusif confrère le BDC (Bentley Drivers Club) qui envahissent chaque année la Place de la République pour célébrer leurs victoires respectives dans la Sarthe. En 2012, l’établissement est mis en vente et racheté l’année suivante par l’anglais Martin Overington. Cet entrepreneur, collectionneur de véhicules anciens qui tracte sa Porsche 962 derrière une Bentley Blower des années vingt, voue une passion sans pareil pour le vieil établissement où il réside lors de chacune de ses participations au Mans Classic. Bien que restauré, l’Hôtel de France conserve aujourd’hui toute sa patine d’antan tandis que, de ses murs couverts de photos des équipes qui y ont résidé, émane une douce nostalgie, des vrombissements, mais aussi des rires lors de parties de baby-foot opposant Strirling Moss à Caroll Shelby, et quelques frissons à l’évocation terrible de certains soirs de course lorsqu’une chambre restait vide, son occupant s’étant tué en course à une époque où ces pertes constituaient une routine dramatique. La Chartre-sur-le-Loir ne les a pas oubliés, mais a préféré, lors de l’édition 2023, célébrer les vivants en déclarants Jacky Ickx et Derek Bell citoyens d’honneur. « Nous sommes profondément touchés par votre accueil, a répondu Ickx, mais c’est à vous qu’on doit rendre hommage, car si ce village est aussi formidable, c’est grâce à vous. » Avec une pensée pour John Wyer, on ne pourra qu’être d’accord avec le pilote belge.

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